Au terme de plus de vingt ans de recherche sur les TCA, et même si le sujet est loin d’être épuisé, on peut dire aujourd’hui que ces maladies n’ont pas une cause unique, mais résultent bien d’une pluralité de facteurs.
Quels sont-ils ? La personnalité d’une part, le contexte d’autre part, et à l’intérieur de ce contexte, à la fois le système familial et l’organisation socio-économique.
personnalité communs à la plupart des sujets victimes de TCA classiques (anorexie et anorexie-boulimie) :
– des facteurs de vulnérabilité : anxiété, tendance à la dépression, angoisse de séparation d’avec les parents, impulsivité
– une sensibilité (excessive) aux variations du milieu environnant, qui expliquerait une plus grande perméabilité aux effets de mode (en l’occurrence, un corps svelte). Et le risque de confusion des « exigences de l’idéal supposé des autres avec leurs désirs propres ».
– une utilisation préférentielle du langage du corps (par le comportement) par rapport au langage verbal (par les mots) pour l’expression des sentiments et des émotions.
Les TCA touchent à 90 % des femmes. Néanmoins, le développement récent de ces troubles chez les garçons oblige à s’interroger sur les ressorts « féminins » de la maladie.
Si l’on reprend les différentes strates de la maladie, on constate qu’un rapport obsessionnel au corps peut certes déboucher sur un TCA, mais il peut tout aussi bien se traduire par un trouble (non classifié par la psychiatrie !) des conduites sportives par exemple. L’addiction aux machines de musculation est-elle très éloignée, du moins dans certains de ses mécanismes, de l’anorexie ? Elle a des effets secondaires somatiques (problèmes tendineux, ligamentaires, etc), donne un sentiment de puissance, de fierté, agit comme une drogue, calme l’angoisse en étouffant toute velléité d’expression de fragilité, etc.
Ce parallèle rapide montre que les garçons ne sont pas à l’abri des stratégies de recours à l’apparence et au corps pour compenser une fragilité interne qu’ils ne peuvent accepter. Surtout depuis que la révolution féministe a brouillé les frontières de la masculinité.
Plus que la féminité, c’est finalement la dépendance au regard de l’autre (qui touche traditionnellement davantage les femmes, qui se « doivent » d’être séduisantes) qui est en cause. Si l’apparence prend une place croissante dans la réussite (amoureuse, professionnelle…) du garçon, il est fort à parier que les TCA n’ont pas fini de se développer chez les hommes.
La très grande majorité des TCA se déclenche à l’adolescence, et de nombreux cas n’avaient aucun signe avant-coureur d’ordre alimentaire. Néanmoins, il existe aussi des enfants chez qui certains signes doivent alerter. Par exemple :
Ou des difficultés psychologiques (répugnance) pour aller à la selle, générant des constipations, voire des troubles plus graves.
Si chaque personnalité est spécifique, il ne faut pas pour autant négliger le contexte socio-économique (1) d’une part, familial (2) d’autre part, qui peuvent contribuer au développement d’un TCA.
Il ne s’agit pas de juger quiconque, mais de lister objectivement tous les éléments qui concourent au développement de cette maladie, afin de pouvoir la soigner au mieux.
1 – Contexte socio-économique :
quelle frontière entre exigence esthétique et maladie ?
Il en va des critères esthétiques comme du goût en général : chacun a son propre goût, mais il y a un « bon goût » et un « mauvais goût » communément admis. Et qui évoluent selon les époques et les modes (lien avec Anorexie mentale et boulimie, le poids de la culture, in Bibliographie).
Concernant le poids, le curseur penche davantage aujourd’hui du côté de la minceur qu’au XIXe siècle par exemple. Mais le bon goût n’a pas pour autant basculé dans le pathologique, même si la maigreur de certains mannequins peut le laisser penser.
Le problème se pose lorsque cette maigreur n’est pas spontanée (certaines filles sont naturellement maigres) mais obtenue par la force d’un cerveau qui se veut tout puissant sur le corps. L’exigence esthétique bascule alors dans un processus pathologique.
Progressivement, la récompense au régime ne viendra même plus du miroir ou du regard des autres, mais exclusivement de soi, de ses critères subjectifs. Et ces critères peuvent diverger, voire s’opposer à ceux de la « normalité » admise par la société. Quand une anorexique se trouve grosse à BMI 17 (46 kg pour 1m65), on peut parler d’altération de la perception du corps. Cette altération s’accompagne souvent de fixations sur certaines parties du corps (cuisses, ventre, joues…). A vouloir se conformer à l’idée qu’on se fait de la beauté, on perd l’idée commune de la beauté (un peu comme dans la chirurgie esthétique ou la musculation utilisées à outrance).
L’anorexique a souvent conscience de l’anormalité de ses comportements, mais comparé au triomphe sur ses instincts que sa maigreur représente, elle n’en a cure. Elle est pleinement satisfaite de son corps décharné, malgré le regard effrayé d’autrui qu’il suscite. D’ailleurs, ce regard la rassure, en fait, sur sa capacité de contrôle, même si elle dit, avec sincérité, que ce regard lui est parfois pénible, se plaignant de n’être que « l’anorexique ». Souvent, il y a eu au départ la recherche de se distinguer des autres, l’ambition d’être mieux qu’eux, plus fort, plus intelligent etc. Mais la déception s’avère tout aussi grande que l’ambition initiale quand le résultat n’est finalement qu’une perte des capacités cognitives, et un retrait social.
Dans les deux cas, l’individu a conscience de sa différence, qui se voit. Mais il y est paradoxalement attaché parce qu’elle le protège (du désir d’autrui, de sa propre liberté, de l’insouciance de ses parents à son égard…). Cette fonction protectrice du symptôme, le sujet peut en prendre conscience (seul ou avec l’aide d’un thérapeute), mais il peut aussi en être tout à fait inconscient, cette inconscience étant une protection supplémentaire.
2 – Contexte familial :
1/ Tout ce qui est décrit ici correspond au vécu subjectif du sujet malade, et pas forcément à la réalité. Ainsi, les proches, en tant que proches, participent de l’organisation mentale qui structure la personnalité du malade, mais ils ne sont pas pour autant responsables du déclenchement de la maladie.
Des parents peuvent avoir, sans le savoir, un comportement susceptible de déclencher une maladie. MAIS ce comportement peut tout aussi bien être suscité par les propres comportements du (futur) malade. Tout ceci se fait à l’insu des uns et des autres, et il est par conséquent inutile de chercher des coupables.
En revanche, il est essentiel de prendre conscience des mécanismes qui peut favoriser la maladie, afin de s’en dégager. Ainsi, typiquement, les parents d’une anorexique vont s’inquiéter fortement pour elle, ce qui augmentera d’autant les bénéfices secondaires de la maladie et risquera de la renforcer. Que les uns et les autres prennent conscience de cette situation (notamment au travers d’entretiens réunissant la famille), et il sera déjà plus facile d’essayer de la traiter. A condition toutefois d’être prêt à renoncer à ces bénéfices : ce sera tout l’enjeu du processus de changement, dans la psychothérapie.
Il n’y a pas de famille spécifiquement pathogène en matière de TCA (familles stables ou déstructurées, familles nombreuses ou monoparentales, traditionnelles ou plus modernes).
Du moins pas sur le plan des habitudes alimentaires. Certaines organisations familiales peuvent favoriser les troubles du comportement (pas seulement alimentaire), mais davantage par leur mode de fonctionnement au sens large que par leur manière de partager (ou pas) des repas, ou par la composition de ceux-ci. Bien sûr, il faut ici exclure les familles d’obèses, où l’hyperphagie est intégrée comme habitude de vie. Dans certaines familles on crie ; dans d’autres on ne parle pas ; dans d’autres on mange… Il y a aussi, bien sûr, les familles où l’apparence physique occupe une place excessive, au même titre que la réussite scolaire et sociale par exemple. Mais comme toujours, pour un enfant qui se pliera à cette ambition, un autre, ne pouvant l’assumer, en sera victime.
Schématiquement, on peut dire que les troubles comportementaux apparaissent davantage dans les familles où l’opposition ne peut se dire. Et même si ce sont des familles où « on parle beaucoup ».
* Une relation (trop) privilégiée: à l’exigence intellectuelle du père l’enfant a répondu par une application à être le meilleur, et il en a tiré le bénéfice d’être (ou de se vivre comme) le « préféré ». Là où la relation devient pathogène, c’est lorsqu’elle a renforcé ou induit chez l’enfant l’idée qu’il devait être parfait pour être aimé. Dès lors, tout échec est assimilé au risque de perdre non seulement la position de préféré mais même d’être aimé.
En effet, l’enfant s’est alors placé dans une sorte de sophisme aliénant : si être aimé = être parfait, alors ne pas être parfait = ne pas être aimé.
* Un positionnement affectif par extrême (tout ou rien) se met alors en place, avec beaucoup de difficultés à s’en dégager.
* A l’adolescence, la sexualité, et le champ des possibles qu’elle ouvre, bouleversent la relation. Soit l’adolescent assume d’aller « voir ailleurs » au risque de perdre sa place auprès de son père, soit il s’agrippe à sa place d’enfant, et fera tout pour la garder. Le corps, source potentielle de perdition, risque alors de devenir objet de maltraitance. Les relations amoureuses, s’il y en a, seront le plus souvent difficiles, balançant entre gel des sentiments (trop dangereux), culpabilité de faire souffrir à cause de cette froideur, et plongée dans la maladie quand la culpabilité devient envahissante.
Le tout sans que le malade comprenne pourquoi il fait tant souffrir son partenaire.
Autre versant d’un besoin excessif d’être rassuré sur l’amour des parents : le besoin d’être le plus proche possible de la mère.
Toujours dans la logique du besoin de pallier le risque de ne pas être aimé, le sujet associe l’extrême proximité avec les parents, et notamment la mère, avec l’assurance d’être aimé. On trouve souvent (mais pas toujours) des parents anxieux, qui ont eux-mêmes besoin de cette proximité avec leur enfant, lequel l’entretient.
C’est sur ce terrain que se développe un bénéfice secondaire morbide fondamental de la maladie : en inquiétant (à juste titre) les proches, elle les enchaîne de manière particulièrement efficace au malade. Mais justement, en resserrant le nœud, elle empêche le malade de se dégager. Tout l’enjeu est alors, pour les proches, de sortir du jeu. Ce qui est particulièrement difficile et nécessite généralement d’être accompagné.
La présence importante de jumeaux parmi les sujets atteints de TCA interpelle.
S’agissant de personnalités qui ont du mal à trouver la bonne distance (ni trop près, ni trop loin) dans les relations à l’autre, l’existence d’un jumeau peut accentuer le sentiment de risque d’insuffisance d’amour d’une part, et le besoin de se différencier d’autre part.
Par ailleurs, par la comparaison permanente à laquelle se livre non seulement parfois l’entourage mais aussi et surtout chacun des jumeaux par rapport à l’autre, la personne, dans son enfance, est constamment soumise au regard de l’autre, dont on sait comme il est difficile à assumer pour des personnalités fragiles.
Faux ou vrais jumeaux, il n’y a vraiment pas de différence quant à la contribution à un éventuel TCA. La très grande proximité de deux enfants peut en soi être facteur de vulnérabilité, mais il faut toujours tenir compte de l’ensemble des autres facteurs susceptibles de contribuer à l’éclosion d’un TCA.